19

        

Le 27 prairial suivant, la séance de la Convention nationale se trouvait présidée par Robespierre. Vadier y assistait en tant que représentant du Comité de sûreté générale. Le rapporteur Verdier s’éclaircit la voix et demanda le silence. L’assemblée, de l’amphithéâtre aux étroites travées occupées par les députés jusqu’aux tribunes dans les hauteurs où se pressait la foule des curieux, se tut car il existait d’étranges bruits sur le rapport rédigé, disait-on, sous la supervision du Grand Inquisiteur lui-même.

Le rapporteur commença d’une voix à la fois rauque et monotone :

— Je viens vous dénoncer, au nom de vos Comités de sûreté générale et de salut public réunis, une école primaire de fanatisme, découverte dans la rue Contrescarpe, section de l’Observatoire, n°10 au troisième étage. C’est là que réside une fille âgée de soixante-neuf ans, nommée Catherine Théos qui ose s’appeler la mère de Dieu. On sait que le mot grec « Théos » signifie la divinité, comme Jéhovah, Adonaï et beaucoup d’autres qui expriment les divers attributs de l’Être suprême. On voit dans ce réduit un essaim nombreux de bigotes et de nigauds se grouper autour de cette ridicule pagode ; on y voit aussi quelques chefs de file plus dangereux encore : ce sont des demi-savants, des médecins, des hommes de loi, des capitalistes oisifs qui, détestant la Révolution, se mêlent à ces momeries avec des intentions perfides. On y voit des mesmériens, des illuminés, de ces cagots atrabilaires et vaporeux qui, avec un cœur froid pour la patrie, ont la tête assez chaude et bien disposée à la troubler ou à la trahir. Il y en a chez qui on a trouvé des correspondances à Londres avec des prêtres immigrés. On remarque surtout qu’il n’y a pas un seul patriote dans cette bande : elle n’est composée que de royalistes, d’usuriers, de fous, d’égoïstes, de muscadins, de contre-révolutionnaires des deux sexes.

Après un silence théâtral, pendant lequel plusieurs députés s’entreregardèrent, surpris, il continua :

— La mère Catherine est le pivot de cette société dangereuse, elle se dit inspirée de Dieu, et promet en son nom l’immortalité de l’âme et du corps à ceux qu’elle aura initiés dans ses mystères. La réception de ces élus n’est pas moins ridicule que sa doctrine. Il faut être en état de grâce, faire abnégation des plaisirs temporels pour approcher de la sainte mère ; on se prosterne devant elle, et ses élus deviennent immortels lorsqu’ils ont baisé par sept fois la face vénérable de cette prétendue mère du Verbe.

On commença à pouffer dans la salle, car le sérieux inébranlable que le rapporteur Verdier mettait dans la lecture du rapport rendait encore plus plaisantes les affirmations grotesques qui s’y trouvaient.

— Ces baisers mystérieux se distribuent en forme circulaire : on en fait deux au front, deux aux tempes, deux aux joues ; mais le septième, qui est le complément des sept dons du Saint-Esprit, s’applique respectueusement sur le menton de la prophétesse, que les catéchumènes sucent avec une sorte de volupté.

On riait tellement qu’il devenait difficile d’entendre le rapporteur, d’autant qu’avec la plus grande rigueur celui-ci mimait avec application et sans une once d’humour les fameux baisers.

— Ce dernier baiser est encore le symbole des sept sceaux de l’Apocalypse, des sept plaies d’Égypte, des sept sacrements de la loi nouvelle, des sept allégresses et des sept douleurs de la Vierge, car tout va par sept dans le jargon mystique des prédictions et des oracles.

Gabriel-Jérôme, qui avait revêtu son uniforme de secrétaire rapporteur, écoutait le discours avec stupéfaction. Il n’y avait là rien de son rapport à part peut-être quelques faits qu’on pouvait considérer comme amusants sortis de leur contexte. Vadier et Barère avaient délibérément choisi de rendre toute cette affaire ridicule, mais dans quel but ? Pourquoi, dans ce cas, en faire part si solennellement à la représentation nationale ?

Le rapporteur continua encore à fustiger les étranges coutumes de la mère de Dieu, au grand amusement des députés. On n’avait certes pas si bien ri depuis longtemps dans cette salle de la Convention, faite de bric et de broc, véritable théâtre improvisé, où l’on trouvait d’immenses drapeaux, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, d’austères décors peints en grisaille, des colonnes de faux marbres et une immense inscription La Loi. L’homme passa à un autre sujet :

— Le moral de l’institution, le substantiel de sa doctrine, l’explication du sens des oracles, des prophéties et des écritures, tout cela est confié à des mains plus exercées et bien plus dangereuses. C’est un ex-moine qui est chargé de cette partie. Ce moine est le nommé dom Antoine-Christophe Gerle, ex-chartreux, député à la Constituante.

Sénart, qui se tenait dans une des corbeilles les plus basses et donc les plus proches des députés, dressa l’oreille : on attaquait un sujet bien plus intéressant. Mais là encore, il fut déçu : le rapporteur, après avoir rappelé les premiers éclats de Gerle à la Constituante, cita quelques-unes des lettres que lui adressait la mère de Dieu :

 

Ô Gerle, cher fils Gerle, chéri de Dieu, digne amour du Seigneur… C’est sur ta tête, sur ce front paisible où doit être posé le diadème digne de ta candeur… Vis à jamais, cher frère, dans le cœur de tes deux petites sœurs… Elles t’engagent à venir déjeuner avec elles demain, jour de décadi, sur les neuf heures et demie, ni plus tôt ni plus tard… Mille choses agréables au cher fils de la part de ses deux colombes.

 

Le curriculum vitae du moine avait un peu calmé les esprits, mais la lecture de la lettre souleva de nouveau l’hilarité. Tout le monde riait : le public, les huissiers, les gardes, les députés, la Montagne et le Marais. Sénart remarqua cependant que deux personnes ne partageaient pas la bonne humeur générale : Verdier, d’abord, qui imperturbablement conservait tout le sérieux dévolu à sa fonction, et surtout le président de la séance. Froid, impénétrable sur sa tribune, derrière sa table soutenue par quatre sphinx dorés. Il serrait les dents de manière qu’on ne puisse deviner ses pensées. Néanmoins, le regard qu’il jetait parfois sur Vadier ou Barère en disait long sur ses sentiments.

Vadier intervint d’ailleurs lui-même sur un ton goguenard :

— On lit ailleurs : Ni culte, ni prêtre, ni roi ; car la nouvelle Eve, c’est toi. Cela s’applique clairement à Catherine Théos, c’est la nouvelle Ève dont Gerle a entendu parler ; c’est elle qui donne à ses élus l’immortalité corporelle, et qui anéantit pour eux l’empire de la mort. C’est à Paris qu’elle a fixé son trône ; c’est cette heureuse cité que le moine invite à se lever et à marcher sans crainte sur les pas de la vérité qui l’éclaire…

Et il continua longtemps sur le même registre. Il dénonça des comparses, évoqua des lettres suspectes, des portraits du soi-disant Louis XVII, les prophéties de Nostradamus, la clavicule du rabbi Salomon. Aucun mot sur le fils de Dieu. Aucun mot sur le messie attendu par la Théos. Et surtout aucun mot sur Saint-Martin, le Philosophe inconnu, sur les frères de l’ombre, ni sur la monstrueuse créature qui avait semé la mort à Paris ces dernières semaines. Au contraire, il évoqua la fin de ces réunions mystiques grâce à l’intervention providentielle des agents de son Comité. Comme s’ils avaient arrêté qui que ce soit à part Gerle, la Théos et quelques illuminés !

Pour finir, Vadier présenta son projet de décret à la Convention :

— La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses Comités de sûreté générale et de salut public, décrète ce qui suit : dom Gerle, ex-chartreux, ex-député à l’Assemblée constituante, et Catherine Théos, se déclarant la mère de Dieu [suivait une liste de prétendus complices] seront traduits au Tribunal révolutionnaire pour y être jugés sur les faits de conspiration dont ils sont prévenus. Charge l’accusateur public devant ledit Tribunal, de rechercher, poursuivre tout autre auteur ou instigateur de ladite conspiration. L’insertion du présent décret au bulletin tient lieu de publication.

Et Fragonard ? Pourquoi n’en parlait-il pas ? Et le meurtre de la rue des Ménétriers ? Et le rôle de Marie-Adélaïde, pourquoi le passer sous silence ?

Sénart commença à comprendre lorsque, en sortant de la grande salle de l’amphithéâtre, à la porte qui donnait sur la terrasse des Feuillants, il croisa deux députés du Marais :

— Eh oui, mon vieux, lis un peu cela, c’est à mourir de rire !

— Quoi, encore plus que le rapport de Vadier ?

— C’est une lettre de la Théos à qui tu sais. Écoute ! Fils de l’Être suprême, Verbe éternel, Messie désigné par les prophètes, tu as été, oint du Seigneur, vengeur céleste, renversant les idoles de pierre et de bois, et lançant la foudre au milieu des éclairs, sur les titans orgueilleux, sur la partie enragée de la Nation… » Il y en a des pages comme cela. Et le croiras-tu ? J’ai là un certificat de civisme qu’il a délivré à ce cagot de Gerle. Cela ne fait plus aucun doute ! Ce n’est pas un nouveau Brutus que nous avons élevé dans notre sein, c’est un nouveau César !

Sénart intervint :

— Dis-moi, citoyen, puis-je savoir qui t’a remis ces documents ?

L’homme le regarda avec circonspection.

— Hum… Je crois qu’il n’y a plus guère de danger à le dire maintenant. C’est Vadier et Barère. Tu peux aller leur demander une copie si tu veux. Ils n’en sont guère avares.

Vadier et Barère… Ils étaient donc alliés. Il n’avait rien vu. Le secrétaire rédacteur n’avait plus qu’à se retirer de l’enceinte du Palais national qu’on appelait autrefois les Tuileries pour retrouver son bureau du Comité de sûreté générale et écrire de nouveaux rapports qu’on ne lirait pas ou qu’on déformerait. Il avait enfin compris quel pion il avait été dans cette gigantesque machination.

Et il ne pouvait rien faire.

La Sibylle De La Révolution
titlepage.xhtml
jacket.xhtml
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_000.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_001.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_002.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_003.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_004.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_005.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_006.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_007.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_008.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_009.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_010.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_011.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_012.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_013.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_014.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_015.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_016.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_017.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_018.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_019.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_020.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_021.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_022.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_023.htm
La Sybille de la Revolution - Nicolas Bouchard_split_024.htm